Les images m'attaquent. Tout ce que j'observe autour de moi à un sens nouveau, une portée symbolique qui semble tendre vers le même grand masterplan. Une non-action, une scène incroyable, une image qui vaut mille maux, le sens que leurs attributs mon esprit est sans équivoque, comme marqué du sceau de la fatalité. Tout ce que je vois confirme ce que j'ai déjà vu, tout ce qui existe, toute la matière du monde.
Si je peux l'imager ainsi, une grande roue tourne parce que les éléments sont liés : des vis neuves à des trous rouillés, souillant les poutres blanches elles-mêmes reliées à la structure d'acier où se balancent les nacelles en fer-blanc. Et au centre de ce monstre d'images emboîtées, se trouve le mécanisme de la grande roue, pour qu'elle puisse tourner sans s'arrêter et trôner comme une reine sur le cirque et ses forains!
Je ne sais pas pourquoi je donne de significations et des sens secrets à tout ce qui m'entoure. Qui m'a aidé à développer ce don, ce handicap? Qui aurait pu réveiller ce sens? Je me rappelle que, tout jeune, je posais mon oreille sur une surface rocheuse pour l'entendre respirer. Le bout de mes doigts contournait les rebords arrondis par le vent et les tapis de mousse verte et je découvrais entre les zébrures pierreuses quelques cailloux minuscules. C'étaient des larmes que la pierre avait laissé couler, parce que 1,200 ans au même endroit, sans que personne ne lui donne de l'attention, ça faisait beaucoup. Alors, j'essuyais ses larmes et jetai les cailloux au loin. Je lui adressais des paroles réconfortantes et lui promettais de revenir très bientôt. La pierre me remerciait, en demandant au vent de souffler une symphonie dans les herbes longues et le feuillage des arbres. Cette mélodie m'accompagnait alors jusqu'à la maison où m'attendait mon autre famille, ma famille humaine.
Mais je ne leur en parlais jamais. Je n'en avais pas besoin, convaincue qu'eux aussi vivaient cette communication viscérale avec la terre. Ce ne sont donc pas mes parents qui me montrèrent à analyser et à proférer des propriétés presque magiques au monde qui m'entourait. Oui, ma famille était proche de la nature, j'y étais donc exposé continuellement, mais ils ne m'ont jamais appris à personnifier systématiquement les éléments.
Ce ne sont certainement pas les professeurs de l'école, qui bourrent de concepts complètement insensés le crâne des enfants, qui éveilla en moi cette sensibilité. Je crois que j'ai eu de la chance, en général en ce qui a trait à l'ablation cervicale qu'est l'école. Mon cheminement scolaire s'est relativement bien passé, bien que j'étais très peu intéressée. Je préférais de loin imaginer des histoires en regardant par la fenêtre. Les professeurs me laissaient tranquille, même si je n'écoutais pas un mot de leur discours abrutissant. Je ne dérangeais personne.
Les années semblaient courtes, mais les jours étaient longs. Encore plus, les heures et les minutes s'écoulaient avec une lenteur insupportable. Un après-midi d'école, où il faisait particulièrement chaud, la classe était en silence, le nez plongé dans un lourd exercice de mathématique. Un petit blond, assis à côté de moi, ébauchait un plan compliqué. Il regarda vers moi et je lui pointai son dessin.
-C'est quoi? Chuchotai-je.
-C'est un labyrinthe! Des fois, les gens sont arrêtés par la police, et ils les emmènent là, sans explications, et ils doivent retrouver leurs chemins pour sortir! Dit-il avec enthousiasme, je l'ai vue dans un film. C'est vrai, je le jure!
La maitresse leva la tête en notre direction. Elle fronça ses gros sourcils, ramena sa bouche en bec de canard pincé et retourna à son gros livre. Le garçon leva sa feuille vers moi et commença à m'expliquer en détail les dédales et les pièges de son labyrinthe. Mes yeux allaient du dessin, qui ma foi était très élaboré, à la maitresse qui commençait à perdre patience. Deux autres enfants se mêlèrent à la conversation. La maitresse ferma son livre d'un coup, mais le blondinet parlait de plus en plus fort, et de plus en plus d'enfants s'étaient mis à l'écouter.
Je paniquais en regardant la maitresse se lever de sa chaise et marcher vers nous. Je n'avais jamais défié l'autorité auparavant, cela ne m'était même jamais venu l'idée, je souhaitais de tout mon cœur que le jeune homme arrête de parler.
De sa voix nasillarde, elle exigeait le silence, mais elle n'avait plus de pouvoir sur son troupeau. Elle s'avança entre les bureaux et s'arrêta face au petit blondinet et lui cria qu'il dérangeait le silence de la classe. Le petit garçon resta bouche bée un instant, tenta de dissimuler son dessin sous ses cahiers et lui rétorqua :
-Au moins, je ne crie pas aussi fort que toi!
J'entendis quelques rires dans la classe. La maitresse vue rouge l'attrapa par le bras et souleva de sa chaise. Arrivée en avant de la classe, elle l'envoya brutalement dans un coin, elle lâcha un espèce d'aboiement : « à genoux! » L'enfant, terrorisé, abdiqua tout de suite et on entendit un craquement de genoux se cognant sur le sol en béton. Elle fouilla dans son sac à lunch avant de s'avancer vers lui.
-Tu veux jouer au plus fin avec moi? Alors, c'est ce qu'on va voir. Sors la langue! Dit-elle en lui pinçant les joues, comme pour le convaincre qu'il ne pouvait faire autrement que de lui obéir.
L'enfant s'exécuta et la maitresse lui versa le contenu de la poivrière sur la langue. Elle lui ordonna de se retourner vers le coin et de penser à deux fois avant de parler, avec cette langue sale. Elle retourna s'assoir, impunément à son bureau. Elle nous ordonna de continuer notre exercice de mathématique. Tout le monde était en silence, un silence de terreur. Tout ce qu'on entendait était les pleurs étouffés du petit garçon. Mon coeur battait au même rythme que les larmes sur les joues de mon camarade. Les secondes étaient intolérablement longues, mes yeux étaient rivés vers la petite tête blonde accotée face le mur. Soudain, le silence malsain fut brisé, la maitresse avait prononcé mon nom.
-Élie, apporte-moi le dessin de Nicolas, s'il te plait.
Je tremblais comme une feuille, la bouche ouverte. J'attrapai le dessin et j'avançai lentement entre les petites têtes baissées. J'observais le labyrinthe de Nicolas, comme si je voulais le graver à tout jamais dans ma mémoire. Il était beau, les chemins étaient sinueux. Je ne crois pas que j'aurais pu retrouver mon chemin facilement. La maitresse me l'arracha des mains, ne prit pas le temps de le regarder et déchira, en envoyant un coup d'oeil vers Nicolas.
En la regardant déchirer la feuille de papier, quelque chose à l'intérieur de moi se brisa. Je savais que c'était ma faute, parce que j'avais parlé à Nicolas en premier. Je le trahissais doublement en apportant son oeuvre vers la destruction. Je sentais à l'intérieur de moi la honte et la culpabilité, mais aussi du dégout pour la maitresse et son sourire satisfait. Elle n'avait pas discipliné le blondinet, elle l'avait cassé, déchiré en autant de morceaux que la feuille blanche griffonnée de gris.
Elle avait le droit de vie et de mort sur ses élèves, et les gens avec des idées farfelues qui parlaient trop fort, elle les tuait. Elle ne donnait à personne la chance de retrouver son chemin, contrairement au labyrinthe de Nicolas.
Si on voulait savoir exactement d'où est née mon aversion pour l'injustice, je crois que ce point précis dans le temps, cet après-midi étouffant, ce silence ponctué par les gémissements d'un garçon brisé et toutes ses petites têtes baissées par la peur ou l'indifférence, serait un bon élément déclencheur.
La cloche sonna et je me précipitai dehors aussi vite que je pus. J'attendis dans la cour d'école pour apercevoir Nicolas. Mais il n'en sortit pas. Je ne sais pas si c'était la faim ou la culpabilité qui me rongeait l'estomac, mais je retournai chez moi avec une drôle d'impression, comme une tache au fond de mon coeur. Je détestai à jamais les mathématiques.
Quand ma mère me demanda ce qui s'était passé en classe aujourd'hui, j'éclatai en sanglots et je lui racontai toute l'histoire. Mes parents se regardèrent horrifier. Je pense qu'ils mettaient peut-être en doute cette histoire rocambolesque, et aucun d'eux n'osait parler.
-Même si ce n'est pas moi qui a été puni, pourquoi c'est moi qui est triste? Leur demandai-je alors presque en criant, pour briser le silence, qui me rappelait celui de cet après-midi. Mon père eut un air surpris, lança un regard vers ma mère qui acquiesça d'un signe de tête.
-C'est parce que tu es une bonne personne, me répondit-il avant d'attraper le combiné du téléphone. Le lendemain, j'avais intégré une autre classe.
Ironiquement, je ne me sentais pas comme une bonne personne. Je me sentais comme une traitresse de par la passivité. Est-ce qu'on est une bonne personne parce qu'on ressent de la compassion? Ne devrions-nous pas prendre part à la douleur des autres, au lieu de compatir?
Quand je revis Nicolas dans la cour d'école, j'allai m'excuser pour l'avoir mis dans de beaux draps. Il regarda par terre et haussa les épaules.
-Ça ne fait rien, dit-il avant de rajouter, tu es chanceuse, tu as changé de classe. Pas moi.
Ma mère me confia des années plus tard la suite des évènements. Comme elle était une ancienne sœur, et une maitresse d'école depuis plus de 40 ans, elle ne démissionna qu'à la fin de l'année scolaire, car le syndicat la protégeait, comme si Sa Sainteté et son expérience excusaient sa brutalité et son indolence. L'école reçut plusieurs plaintes de parents et de menaces de retirer leurs enfants, donc le directeur lui offrit une prime de départ avantageuse et tous les avantages sociaux de la convention collective.